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Paul Redding. Continental Idealism : Leibniz to Nietzsche. New York : Routledge, 2009; 229 pages. ISBN : 978-0415443074.
Compte rendu de Morgan Gaulin, Centre canadien d’études allemandes et européennes, Université de Montréal. Publié dans Symposium 15:2 (2011).
Professeur de philosophie à l’Université de Sydney et « Fellow » de l’Académie australienne des humanités, Paul Redding a publié d’importants ouvrages d’histoire de la philosophie dont Hegel’s Hermeneutics en 1996 et The Logic of Affect en 1999. Son dernier ouvrage, consacré à la philosophie idéaliste continentale, revêt à notre sens un intérêt considérable pour les historiens puisqu’il en établit une histoire peu commune. Au lieu de faire débuter l’idéalisme avec Kant comme cela est habituellement le cas, Redding le fait remonter jusqu’à Leibniz.
Dans un premier temps, Redding met à mal la vision, assez répandue il est vrai, d’une pensée kantienne voisine de l’immatérialisme de Berkeley, qui postule que la matière n’existe pas. Redding rappelle que Kant lui-même se fit le critique de la thèse de Berkeley sur la matière en s’appuyant sur une lettre du premier à Beck datée du 4 décembre 1792 dans laquelle il précise qu’il s’attache à l’idéalité de la forme de nos représentations (espace et temps) et non, à l’instar de Berkeley, à l’idéalité des objets eux-mêmes et de leur existence (1). Au lieu de privilégier l’axe Kant-Berkeley, Redding examine l’axe Kant-Leibniz. Pour comprendre l’idéalisme kantien, nous devons ainsi faire appel à un idéalisme de la forme des objets dont Kant est le légataire, idéalisme qui se situe en droite ligne avec la distinction platonico-aristotélicienne entre forme et matière. Cette distinction, réactivée par Leibniz dans la Monadologie, insiste sur l’idéalité de la forme comme produit de l’espace et du temps. Le second chapitre (20-35) examine donc en détail la Monadologie pour ensuite, dans les chapitres 3 à 6, s’intéresser à ce que Kant en tira. Les chapitres 7 à 10 traitent à leur tour de la manière dont des penseurs tels que Reinhold et Fichte, Schlegel et Schelling, Hegel, Schopenhauer et Nietzsche, ont réagi à cet idéalisme.
Le second geste de Redding consiste à préciser ce qu’il entend par « idéalisme continental ». Pour lui, l’idéalisme qui se développe chez Kant et qui connaît son apogée avec Hegel se caractérise avant tout par une thèse sur l’objet de la métaphysique. Cette thèse, nommée par Redding « Strong TI » (« idéalisme transcendantal fort »), s’intéresse à un monde construit par la pensée : « the development of idealism in the post-Kantian period was to develop the program of strong TI, the investigation of a world that was not ‘there anyway,’ but which had been constructed by the human mind throughout its own developmental history » (2). Entrepris par Leibniz, ce développement repose d’abord sur la monade qui est sans extension et qui possède sa propre appétition. Il s’agit d’une forme de spiritualisme qui est proche de ce que l’on retrouve chez Kant et les postkantiens. À ce titre, il est intéressant de noter que Redding se range du côté de Justin Smith et Erik Halldór. Dans un article paru en 2004, ces auteurs défendent l’idée d’un Leibniz platonico-chrétien pour lequel il n’y a pas de matière sans forme (voir « Christian Platonism and the Metaphysics of Body in Leibniz », British Journal for the History of Philosophy 12, 2004). Cette position invalide alors les deux thèses adverses selon lesquelles 1) il n’y a que de l’esprit et 2) il n’y a que de la matière. Entre ces deux thèses, Leibniz postule que tout est vivant et possède une âme (pananimisme). Redding examine en détail le rapport de Kant à Leibniz, mais ce qui nous interpelle c’est avant tout la discussion de la Critique de la faculté de juger, dans laquelle Kant aborde un concept capital : l’hypotypose, manière dont la beauté est représentée par la moralité. Pour Kant, l’hypotypose est une représentation symbolique; le philosophe y voit une façon de donner un aspect sensible à nos idées. L’intérêt philosophique pour l’hypotypose repose sur le fait qu’elle présente un amalgame entre l’esprit et la matière qui fait fit des deux thèses que Kant dénonce : l’immatérialisme stricte à la Berkeley et l’empirisme radical.
C’est à partir des réflexions de Kant sur la faculté de juger que Redding nous enjoint à comprendre l’idéalisme comme une philosophie pour laquelle il n’y a que des représentations et non pas comme si l’esprit était capable de modeler la matière à sa guise. Cet idéalisme ne postule pas de causalité Esprit-Monde ou Esprit-Matière. La discussion autour de la critique hégélienne de l’idée kantienne de Dieu trouve alors toute sa pertinence (138f.). Selon Hegel, Kant aurait transposé la vieille idée chrétienne d’un Dieu inconnaissable dans le domaine de la connaissance en formulant l’idée correspondante d’une chose-en-soi tout aussi inconnaissable que le Dieu de la théologie chrétienne. Il s’agirait, selon Hegel, d’une nouvelle forme de croyance que l’on retrouve non seulement chez Kant mais aussi chez Fichte et Jacobi. Redding exploite bien la démarche de la Phénoménologie de l’esprit en rappelant, entre autres choses, que Hegel refuse l’hypothèse d’une division entre l’esprit connaissant et le monde. Pour Hegel, une telle division est illusoire. Ce qu’il nomme la certitude de soi-même (au chapitre 4 de la Phénoménologie) se pose, tel que Redding le rappelle, comme ce qu’il y a de plus fondamental dans l’ordre du connaître (147). Chez Hegel, la chose-en-soi est ainsi éliminée au seul profit de la conscience de soi qui se sait toute puissante car elle sait que toute chose ne se comprend qu’à partir d’elle. Seulement, cette doctrine de la conscience qui ne conçoit rien qui ne lui soit séparé est habitée, tel que le note Redding, d’une contradiction. Tout ce qu’elle désire, elle le réalise, si bien qu’à la fin elle ne fait qu’épuiser progressivement son désir, se menant ainsi à l’extinction. La seule chose qui puisse la garder en vie et satisfaire son désir de manière durable est une autre conscience-de-soi, un alter ego. Redding remarque que cette conscience hégélienne ne se confronte pas à une énigmatique chose-en-soi qui lui résiste mais à elle-même. C’est ce que Hegel nomme Esprit, dans lequel, selon Redding, culmine l’hypothèse d’un idéalisme transcendantal fort.
Les postures de Schopenhauer et de Nietzsche sont ensuite examinées et caractérisées comme des philosophies ambivalentes quant à cet idéalisme fort. Parfois en accord, parfois en désaccord avec l’idéalisme des formes hérité de Kant, Schopenhauer et Nietzsche ont, chacun à leur manière, critiqué l’idéalisme. En effet, si Schopenhauer peut sembler se rapprocher de Fichte en ce qu’il postule que la connaissance résulte d’une volonté toute puissante, Redding précise qu’il s’en écarte de manière significative parce que Fichte présente son absolu selon des caractères impersonnels alors que Schopenhauer le conçoit au contraire comme une instance arbitraire, psychotique, voire même irrationnelle. Redding montre ensuite que sur la question de l’esthétique Schopenhauer se rapproche de Kant en ce qu’il pense que l’art et la morale sont liés. Le beau nous permet de dépasser la volonté parce que dans notre attirance et notre contemplation de la beauté nous nous détachons de nos pulsions. Ce qui, selon Schopenhauer, permet ce détachement c’est non la matière de l’objet d’art mais sa forme (159). Les arts ont donc en ce sens une puissance ascétique, nous transportant du monde des affects et de l’arbitraire dans celui des pures formes.
Nietzsche aussi est lié à l’idéalisme des formes de Kant. Redding s’attaque au problème de l’éternel retour, qui peut selon lui être compris de deux manières distinctes. Il peut être interprété comme une thèse cosmologique et scientifique ou encore, et c’est le pari de Redding, comme une interprétation idéaliste du temps (169). Pour défendre sa thèse, Redding fait appel au travail d’Alexander Nehemas dans son Nietzsche : Life as Literature (1985) car c’est ce dernier qui a rapproché la vision dionysienne de la nature telle que l’expose Nietzsche dans son Zarathoustra aux philosophies de Leibniz et de Kant. En particulier, lorsque Nietzsche fait dire aux animaux qui accompagnent Zarathoustra que le centre est partout, il s’agit d’une vieille doctrine d’origine néo-platonicienne reprise par Maître Eckhart puis perfectionnée par Nicolas de Cues et Leibniz. Ce qui fait dire à Redding que Nietzsche devait avoir une bonne connaissance des écrits du Rhénan, ce sur quoi nous émettons des doutes même s’il est vrai, comme le rapporte Redding, que Nietzsche cite longuement Eckhart au § 292 du Gai savoir. De cette doctrine d’un centre mobile, Leibniz a tiré l’idée que toutes choses sont liées et le postulat de la circularité du temps. C’est cette circularité que le Surhomme nietzschéen se doit d’affronter, et Redding rapproche alors la théodicée leibnizienne du meilleur des mondes possibles du la volonté du Surhomme de revivre éternellement sa propre vie comme si elle était la meilleure. Rapprochement discutable mais constructif; seulement, il aurait été encore plus profitable pour Redding de relire attentivement ce que Nietzsche dit à propos de Leibniz car cela lui aurait permis d’appuyer encore davantage sa comparaison entre Nietzsche et Leibniz. Il est rare, en effet, de voir Nietzsche si élogieux envers un philosophe allemand.
Une autre qualité indéniable de l’ouvrage de Redding, en plus de la précision avec laquelle il traite du rapport de Kant à Leibniz puis de celui de Hegel à Kant, est de prendre en compte les développements récents de la recherche sur les premiers romantiques (Frühromantiker), trop souvent laissés de côté par les historiens de la philosophie. Redding se sert des travaux les plus récents et démontre que, loin de n’être que des figures littéraires, ces romantiques ont fait de réelles avancées dans le domaine philosophique. S’inspirant du travail de Beiser (surtout dans The Romantic Imperative (2003)), Redding explique que Schlegel refuse le fondationnalisme inhérent à la philosophie de Fichte (122-25) de même que l’intuition intellectuelle, qui ne serait selon lui qu’une rémanence du mysticisme (123). Schlegel est partisan non d’un sujet absolu comme chez Fichte mais d’un sujet habité d’une contradiction, à la fois fini et infini. Redding évoque à ce sujet le concept schlégélien de Wechselgrundsatz, jugé crucial par Manfred Frank (dans son The Philosophical Foundations of Early German Romanticism, p. 181), et dénotant un « Je » pris entre deux alternatives, dans un va-et-vient entre deux principes premiers.
Ce que l’on nomme donc trop facilement « idéalisme continental » reçoit dans l’ouvrage de Redding une définition précise. Cette définition constitue un développement et un enrichissement significatifs de la thèse formulée en 2002 par Frederick Beiser dans son German Idealism : the Struggle against Subjectivism suivant laquelle la philosophie postkantienne poursuit la lutte amorcée par Kant contre le subjectivisme. L’hypothèse d’un idéalisme fort fondé sur l’idéalité des formes a ainsi l’avantage de remettre au second plan ce que Redding nomme un idéalisme faible, qui prend appui sur l’idée selon laquelle nous ne pouvons connaître que des apparences, les choses-en-soi nous demeurant cachées. Cette image d’un Kant sceptique en métaphysique, si juste soit-elle, demeure en effet peu utile lorsqu’on tente de comprendre la succession des philosophies postkantiennes.