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Martin Thibodeau, Hegel et la tragédie grecque. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, 242 p. ISBN: 978-2753513297.

Compte-rendu de Christophe Bouton, professeur de philosophie à l’Université de Bordeaux 3.

Comme son titre l’indique, cet ouvrage offre une présentation d’ensemble des interprétations hégéliennes de la tragédie grecque. Son intérêt n’est pas seulement de suivre pas à pas, à travers l’évolution de la pensée de Hegel, les lectures que ce dernier propose de la tragédie, mais aussi de montrer l’importance structurelle de ce motif pour toute sa philosophie spéculative, en particulier dans sa partie politique. M. Thibodeau soutient que ce que Glockner qualifie de « panlogisme » n’est pas destiné à recouvrir la « conception pantragique du monde » qui s’était exprimée dans les œuvres de jeunesse, mais à la réactualiser, à la reformuler (117). Même si, comme le rappelle M. Thibodeau, Hegel, à partir de la fin des années d’Iéna, a abandonné le modèle grec de la belle cité antique au profit d’une conception de la modernité fondée sur le principe de la libre subjectivité individuelle, il a gardé au cœur de son système le thème tragique du conflit, de la contradiction, qui prend ses racines dans sa lecture de la tragédie grecque. Dans la mesure où Hegel insiste, dans le système de la maturité, sur l’importance de la réconciliation comme dépassement de l’opposition, le lecteur a le sentiment que c’est plus les Euménides d’Eschyle que l’Antigone de Sophocle qui sert in fine de matrice à la pensée hégélienne du tragique. On saura gré à M. Thibodeau d’avoir soigneusement montré les différences d’interprétation de ces deux œuvres, aussi bien dans les textes de jeunesse que dans l’Esthétique, en passant par la Phénoménologie de l’esprit. L’essence de la tragédie pour Hegel est le conflit entre deux puissances éthiques opposées, également justifiées en droit, comme la famille et l’État. À la différence de l’épopée, la tragédie grecque porte le conflit à un état d’incandescence, en le situant dans une unité de lieu, un espace délimité. Le conflit tragique a cependant une issue, qui est une réconciliation pouvant prendre deux formes. Dans l’Antigone, on assiste selon Hegel à un conflit opposant deux principes inconciliables incarnés par deux individualités qui seront détruites l’une et l’autre : « tant Antigone, la représentante de la loi de la famille, que Créon, le défenseur de la loi de la cité, seront anéantis, car ils auront agi unilatéralement et partiellement » (166). Il y a en un sens une première réconciliation, mais elle est synonyme de destruction des deux partis. Car si Antigone est enterrée vivante, M. Thibodeau rappelle que Créon est quant à lui « puni par le suicide de son fils et celui de son épouse, ce qui entraînera la ruine de sa propre famille » (213). La pièce Les Euménides offre le modèle d’une seconde version de la réconciliation tragique, qui est celle « de l’absolution divine : Athéna, la déesse de la cité, absout le crime d’Oreste en apaisant les Erinnyes et en les transformant en Euménides, en déesses bienveillantes » (167). Si cette seconde réconciliation ne détruit pas les protagonistes, mais les sauvent, elle reste insatisfaisante aux yeux de Hegel, surtout si on la considère à l’aune du principe de la liberté moderne de l’individu. On s’accordera donc pleinement avec M. Thibodeau quand il conclut cette analyse en écrivant que « tout porte à croire, en effet, que ces réconciliations ne sont pas véritablement réalisées par les héros eux-mêmes, par leur agir et leur interagir proprement dits, mais par une nécessité qui s’impose à eux, qui règle le cours des choses et qui détermine l’issue du conflit tragique » (167). Comme l’avait exposé Schelling dans la huitième de ses Lettres sur le dogmatisme et le criticisme, dont M. Thibodeau a bien vu toute l’importance, ce qui se joue dans la tragédie antique, conçue au miroir de l’idéalisme allemand, c’est une réflexion sur la liberté en proie au destin, une liberté non pas synonyme de libre-arbitre ou de choix arbitraire, mais d’autonomie ou d’autodétermination, ce que Hegel appellera « être chez soi dans son autre » (cf. 92 notamment).

M. Thibodeau instruit ces questions selon un plan clair et bien construit, avec une méthode rigoureuse qui affronte les difficultés des textes sans jamais les « mettre sous le tapis ». L’introduction situe la première pensée hégélienne du tragique dans le contexte de la philosophie kantienne, que Hegel se propose, avec ses condisciples Schelling et Hölderlin, de dépasser,  au profit d’une conception de la dikè plus à même selon lui de résoudre les conflits de la vie éthique. Le premier chapitre examine les thèmes du tragique et du destin dans L’esprit du christianisme et son destin. Le second chapitre est une lecture éclairante de l’essai fort difficile sur le droit naturel, au fil conducteur de « la tragédie de la vie éthique ». M. Thibodeau mentionne à ce propos le thème de la guerre, censée « entretenir la santé éthique des peuples » (94-95), repris dans la Phénoménologie de l’esprit (135). Peut-être aurait-il pu approfondir le lien de la guerre avec le tragique, en référence aux  Principes de la philosophie du droit (§324 sq.), où les conflits entre États sont présentés comme des différends (tragiques ?) que seule la violence des armes peut trancher. Le troisième chapitre fait fond sur la Phénoménologie de l’esprit. L’interprétation d’Antigone est expliquée dans le détail, ainsi que la section sur la Kunstreligion, qui voit basculer la tragédie antique dans la comédie. Enfin, le quatrième et dernier chapitre est consacré à la théorie de la tragédie dans les Cours d’esthétique. On apprécie la mise au point sur la thèse hégélienne du primat de la beauté artistique sur la beauté naturelle (179 sq.), même si la théorie kantienne du beau de la Critique de la faculté de juger, qui est visée par Hegel, aurait pu être convoquée à cet endroit. L’autre thèse célèbre de « la mort de l’art » fait l’objet d’une explication fort convaincante (184 sq.). Hegel ne pensait pas que la création artistique s’était tarie à son époque, il soutenait simplement que l’art, quelle que fût la richesse de ses diverses formes, n’était plus le « centre normatif » (186) des activités de la vie éthique, comme il l’était à l’époque de la Grèce ancienne. Cela a une conséquence sur le statut de la tragédie : « Il en sera, bien sûr, exactement de même pour la tragédie : au moment où l’art est relégué au passé, il en est de même pour la poésie tragique, puisque c’est maintenant le système philosophique qui, pour ainsi dire, en absorbe le contenu » (220). C’est peut-être la raison pour laquelle Hegel ne semble pas s’intéresser aux tragédies « modernes » d’un Racine ou d’un Corneille. Dans le Cours d’esthétique, quand il est question de la tragédie dans l’art romantique, c’est avant tout de la tragédie grecque qu’il s’agit, comprise comme « poésie tragique » qui succède à la comédie et au drame. Malgré les explications de M. Thibodeau (194), cette situation de la tragédie antique dans l’art romantique, propre au monde moderne, a quelque chose d’anachronique qui ne laisse pas d’étonner quelque peu.

D’une manière générale, ce livre est donc une étude très complète, rédigée dans une langue fluide et agréable à lire, et basée sur une excellente connaissance des textes de Hegel et de la littérature secondaire en allemand, anglais et français (cf. la bibliographie 232-240). Il sera assurément une référence incontournable pour qui veut étudier la question de la tragédie dans l’œuvre de Hegel. On fera en conclusion de cette recension une remarque qui est non pas une critique mais un prolongement possible de ce travail. Comme l’a montré M. Thibodeau, l’interprétation hégélienne de la tragédie grecque puise sa source dans une réflexion sur la vie éthique dans son historicité. Pourquoi ne pas étudier, dès lors, le motif de la tragédie dans la philosophie politique et surtout dans la philosophie de l’histoire, où Hegel emploie parfois les notions de « destin » ou de « conflit » ? Je donnerai deux exemples qui illustrent le motif de la « tragédie de l’histoire » chez Hegel. À propos de la défaite et de l’abdication forcée de Napoléon, Hegel parle du « spectacle effrayant et prodigieux » d’un « énorme génie » qui accomplit son destin en étant contraint de se détruire lui-même : c’est « la chose la plus tragique qui soit », à laquelle le monde assiste pareil au « chœur dans la tragédie antique » (lettre à Niethammer du 29 avril 1814, Correspondance, trad. Paris, Gallimard, t. II, 1990, p. 31). Dans le cours de 1817/18 sur le droit naturel et la science de l’État, Hegel interprète le  « procès absolu » de l’histoire du monde selon un schéma qui fait penser à la tragédie grecque : « L’histoire du monde est cette tragédie divine où l’esprit s’élève au-dessus de la pitié, de l’éthicité, et de tout ce qui est sacré par ailleurs, où l’esprit se produit lui-même » (Vorlesungen über Naturrecht und Staatswissenschaft (1817/18), Hambourg, F. Meiner, 1983, p. 256, trad. J.-Ph. Deranty, Paris, Vrin, 2002, p. 278). La question serait de savoir jusqu’où le modèle de la tragédie grecque peut s’appliquer aux domaines de la politique et de l’histoire, qui semblent, à l’époque du monde moderne, obéir non plus au principe du destin mais à celui de la liberté.