Yves Mayzaud, Personne, communauté et monade chez Husserl. Contribution à l’étude des fondements de la phénoménologie politique. Paris, L’Harmattan, 2010; 219 p. ISBN 978-2296123670.
Compte rendu de Jérôme Melançon, Université de l’Alberta, campus Augustana. Publié dans Symposium 15:1 (2011).
Edmund Husserl a rarement abordé la politique dans son œuvre. Son ambition était d’offrir une nouvelle fondation aux sciences, ou du moins de leur donner un nouveau sens, si bien que la crise politique allemande des années 1930 se retrouve dans son œuvre sous la seule forme d’une crise des sciences européennes. Toute étude de la relation de sa pensée à la politique doit ainsi faire face au problème d’une philosophie qui ne vise pas à fonder l’action politique mais plutôt l’attitude scientifique, mais aussi à celui de l’éparpillement dans les textes publiés et posthumes des remarques sur la société et la politique.
Yves Mayzaud entreprend dans cet ouvrage d’ouvrir le champ d’une phénoménologie politique husserlienne à partir de la notion de personne. Cette entreprise diffère de celle d’Yves Thierry (Conscience et humanité selon Husserl. Essai sur le sujet politique, PUF, 1995) : bien que les deux études portent sur le sujet politique, Mayzaud en reste à l’étude des textes de Husserl et du développement de sa pensée, en s’arrêtant aux fondements et sans encore se lancer dans une description de la vie politique. Il s’agit en effet de penser à partir de certaines orientations de la pensée de Husserl, contre certaines autres orientations, et surtout contre celles d’une personnalité d’ordre supérieur développées dans Philosophie première et d’une auto-réalisation de l’humanité par la philosophie présentée dans les textes contemporains de cet ouvrage ainsi que de la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Par conséquent, Mayzaud suit l’évolution de la pensée de Husserl, relève ses contradictions et la manière dont Husserl les dépasse, traque les réponses qu’il donne ailleurs ou plus tard, et radicalise ses propos pour plus de cohérence, le tout à partir d’une phénoménologie de la personne. L’auteur retrace en effet les trois réductions qu’Husserl a opérées sur la personne.
D’abord, le premier chapitre, concentré sur les Ideen I, retrace la réduction eidétique de la personne dans l’attitude naturaliste, qui se limite à comprendre la personne en son corps comme chose et comme causalité. Le second chapitre, se fondant surtout sur les Ideen II, va au-delà de cette première réduction pour en effectuer une seconde sur l’attitude personnaliste qui prend son contrepied pour se limiter à comprendre la personne comme esprit.
La conception de la personne que retiendra l’auteur commence à se préciser dans le troisième chapitre, où s’opère une réduction transcendantale pour dépasser les apories des compréhensions matérialiste et spiritualiste de la personne, suivant une relecture avant tout de Philosophie première et tournant autour des notions de noèse et de noème. Ici, le Je se révèle comme subjectivité transcendantale, condition de toute transcendance, située hors du temps et s’objectivant dans le monde. Le Je se saisit dans le monde en tant que personne, mais jamais dans sa pureté. La subjectivité se fait ainsi personne pour pouvoir se penser : « sans cela, elle ne peut pas avoir de personnalité, de pouvoir sur les choses et sur les autres, des préférences culturelles, religieuses, naturelles ou pathologiques. Tous ses traits renvoient à des relations de sens que la personne doit par principe entretenir » (101). Mayzaud s’appuie ici sur la dynamique entre intériorisation et extériorisation, entre expression et ré-expression de la subjectivité transcendantale : les expériences sont autant d’expressions de la subjectivité (l’exprimant) qui se fait ainsi personne (l’exprimé). La subjectivité ré-exprime en même temps la source de ces expériences—« l’environnement des objets et la présence des autres » (105).
Cette dynamique, retracée au quatrième chapitre dans les Méditations cartésiennes, mène Mayzaud à reprendre la notion de monade pour remplacer les descriptions précédentes de la personne. Ainsi pensées, les monades ne sont pas des atomes et la subjectivité transcendantale ne peut donc plus être pensée dans sa solitude. Bien au contraire, une monade est la personne en ce qu’elle vit pour elle seule; mais ce qu’elle vit et vise, elle le fait à partir d’une situation formée par les objets qui l’entourent et d’une pluralité des perspectives. Les expressions sont la doublure intentionnelle des sensations, de ce qui est perçu, et définissent l’espace d’une ré-expression, d’un mouvement d’une personne à une autre.
Certains passages des Ideen II et de Philosophie première, que Mayzaud reprend dans son cinquième chapitre, poussent encore plus loin l’idée que l’autre personne est présente dans la monade en développant la notion d’Ineinandersein, l’être-un-en-l’autre. Les subjectivités transcendantales sont l’une dans l’autre, se mondanéisent l’une l’autre, se donnent un monde commun où elles agissent et qu’elles cherchent à comprendre. C’est le processus de compréhension commun du monde qui permet au moi de devenir une personne—une personne n’étant possible que dans une communauté de personnes, parce qu’elle ne peut se comprendre que si son expression et sa ré-expression ont un sens et pour elle et pour les autres, en ce qu’elles prennent leur origine dans un monde commun. La personne apparaît dès lors comme une possibilité de la communauté, plutôt que comme celle de la conscience transcendantale.
Mayzaud cherche toutefois à faire ce que Husserl n’a pas réussi : être fidèle à la notion d’Ineinandersein. Il s’arrête ainsi sur le chemin d’une intentionnalité sociale ou communautaire et refuse toute idée d’une classe ou d’une nation pour revenir à la personne. Pour ce faire, il retrace trois sortes d’intentionnalité chez Husserl : la visée d’un objet, intentionnalité primaire; la visée du vécu et du courant de conscience même, menant à l’auto-constitution, intentionnalité secondaire; et une intentionnalité tertiaire, où à la formule célèbre « toute conscience est conscience de quelque chose » nous devrions ajouter « avec quelqu’un ». Husserl présuppose, erronément selon Mayzaud, qu’une harmonie serait déjà en train de s’établir entre les consciences et qu’ainsi les expressions de la subjectivité, qui se développent ainsi, seraient bonnes ou mauvaises selon qu’elles viseront cette harmonie ou non. Cette harmonie se trouverait dans sa forme la plus développée dans la communauté des philosophes qui font face à la tâche infinie de l’humanité de se connaître elle-même. Sur ce modèle, la collectivité se trouverait alors être la ré-expression de la monade divine. Cependant, pour Mayzaud, l’intentionnalité communautaire demeure celle de la subjectivité et n’est pas celle d’une personne communautaire, d’une classe ou d’une nation, ou encore de la monade divine.
Le sixième et dernier chapitre de l’ouvrage vise à commencer la description de la vie sociale et politique amorcée dans le cinquième chapitre. Mayzaud pourra ainsi parler d’une communauté des monades comme ce qui se joue dans la passivité primordiale, dans l’affectivité qui nous permet de reconnaître la singularité de l’autre personne en entrant en relation avec elle. Il écrira ainsi que « l’Ineinandersein entre deux personnes singulières qui s’aiment suppose un phénomène de monde, où les Soi se trouvent pris dans une forme situationnelle qui n’est pas un Soi. Et il n’y a pas de personne ou de ré-expression sans au moins ce phénomène de situation partagée. Ce phénomène est ce qui est appelé ici la communauté en opposition à la société » (191). Mayzaud retrace ainsi les formes de la communauté à partir de la famille, jusqu’à la société, la distinction ayant trait à ce que la communauté permet potentiellement l’Ineinandersein de tous avec tous, contrairement à la société qui ne nous permet d’être les uns dans les autres qu’avec un nombre limité de ses membres.
Le lecteur doit deviner que c’est une fois qu’il y a société et une fois qu’une communication n’est plus possible entre tous qu’il peut y avoir une vie politique. Nous devons toutefois attendre la suite annoncée de l’ouvrage pour apprendre ce que serait une phénoménologie politique fondée sur la personne, à moins d’effectuer un travail sur le livre de Mayzaud semblable à celui qu’il opère sur Husserl. En effet, un passage central de ce livre, sur lequel l’auteur ne revient toutefois pas, se retrouve au quatrième chapitre : Mayzaud trouve chez Husserl un processus d’expression et de ré-expression où l’habitus de la personne—à savoir la subjectivité transcendantale même—se transforme au contact du monde et des autres personnes. Une telle compréhension de la personne nous invite à aller au bout de l’Ineinandersein. Bien que l’une des leçons les plus importantes de la phénoménologie politique soit que nous devons de refuser de penser la politique en termes de personnalités d’ordre supérieur, nous ne devons pas pour autant abandonner la dépendance de la subjectivité à ses relations intersubjectives. Comprendre la subjectivité transcendantale comme le pré-donné, comme le pré-réflexif, c’est la comprendre au sein d’une collectivité qui forme la personne et ne cesse jamais de la transformer. Une compréhension de la politique deviendrait dès lors possible en tant qu’action sur ces structures collectives.
Cet ouvrage se trouve limité de ce que l’auteur y reprend le préjugé central de la phénoménologie husserlienne : la politique, comme tout autre domaine de la vie et de ce qui appartient à l’attitude naturelle, doit être fondée, et doit l’être sur la subjectivité transcendantale. La politique n’est pas autonome, elle n’appartient pas à la sphère du primordial, elle est secondaire à la subjectivité plutôt que de contribuer à la former. Par ailleurs, Mayzaud ne sort de la lecture de Husserl que pour se lancer vers d’autres auteurs, plutôt que vers les phénomènes politiques. Il trouve de la sorte des descriptions d’autres phénomènes et relations chez Sartre, Levinas, Hegel, Heidegger, ou Mauss, mais avant tout chez Tönnies, dont il reprend le schéma société/communauté qui sous-tend tout l’ouvrage, mais y apparaît finalement présupposé. De plus, en privilégiant les thèmes classiques de la phénoménologie de l’intersubjectivité (le regard, l’amour) et les contemporains de Husserl, il ignore la phénoménologie de la politique qui s’est développée en réaction à la Seconde Guerre mondiale. Il manque ainsi notamment les développements qu’apporta Merleau-Ponty à la notion d’Ineinandersein dans ses derniers écrits, aussi à partir d’un travail critique sur Husserl, et il demeure silencieux sur les écrits des phénoménologues qui traitèrent de politique, comme Arendt ou Patočka.
Le livre Personne, communauté et monade chez Husserl est surtout intéressant par la lecture minutieuse et rigoureuse qu’il offre de Husserl, une lecture qui montre aussi bien les défis et les limites de sa pensée de la socialité que les développements qu’elle permet. Il a aussi l’avantage de contraster les différentes périodes de la réflexion de Husserl et de souligner les contradictions qui le poussèrent à transformer sa pensée, à la différence d’autres commentaires qui, comme Mayzaud le note, ont tendance à privilégier l’une ou l’autre de ces périodes au détriment des autres et d’une compréhension de la politique. Mais si c’est d’une telle compréhension qu’il s’agit, nous pouvons à notre tour nous interroger sur la démarche même : étant donné les libertés que l’auteur dit prendre en corrigeant certaines tendances chez Husserl, en quoi est-il plus intéressant de se pencher sur Husserl que sur la personne ou la vie politique elles-mêmes?